La Ferme BAËCHER-DELLENBACH

Reprise de l'article  écrit par Monsieur André DUBAIL 
paru dans le n° 99 en juin 1978 dans "L'ESSOR" de Schirmeck
 

    Dans la clairière du Hang, un beau spécimen d'architecture vosgienne en péril
    La ferme BAËCHER-DELLENBACH

                                                     


    Au pied du Climont qui, du haut de ses 966 m. d'altitude, préside à la naissance des vallées de la Bruche, de La Fave et du Val de Villé, la clairière du Hang avait offert aux Mennonites, vers 1750, un endroit favorable à leur vie pastorale et mystique, loin du monde profane, de son incompréhension et de ses tracasseries. Défrichant la forêt, traçant des chemins, captant les sources, construisant des fermes, ces hommes et ces femmes venus d'ailleurs aménagèrent sur !es pentes du Hang une petite colonie que la prospérité ne tarda pas à bénir. Malgré leur appartenance à un univers linguistique et religieux différent, ils n'hésitèrent pas à construire leurs maisons selon la tradition architecturale des Vosges. Rien ne distingue une ferme anabaptiste d'une autre, sinon peut-être ses dimensions, marques d'un mode d'existence patriarcal et d'une certaine aisance matérielle, car les Mennonites étaient non seulement des observateurs stricts des préceptes évangéliques, mais aussi de remarquables éleveurs dont la science vétérinaire suscitait l'admiration.

    Aujourd'hui la forêt reconquiert peu à peu la clairière du Hang. Les unes après les autres beaucoup de fermes ont disparu. Parmi celles qui subsistent, la plus intéressante est la ferme BAËCHER-DELLENBACH, abandonnée depuis des années, mais assez bien conservée. Pour éviter que ce beau spécimen d'architecture vosgienne ne tombe un jour dans l'oubli, nous lui consacrons quelques pages dans ce numéro.
    La Ferme BAËCHER -DELLENBACH vue du sud-est.

    Caractères généraux et date de construction


    La ferme BAËCHER-DELLENBACH se dresse sur le versant du Hang exposé au sud, à quelques centaines de pas du cours naissant de la Bruche. C'est un massif bâtiment monobloc faisant 27,60 m de long, sur 13,10 m de large. L'axe du toit s'oriente dans le sens est-ouest. A l'exception du pignon est , tous les murs extérieurs sont bâtis en grès des Vosges et recouverts d'une ou de deux couches de crépi primitivement peintes en ocre et recouvertes plus récemment d'un badigeon blanc. L'édifice est divisé transversalement en quatre travées : de l'est à l'ouest se succèdent le logis, la grange, l'étable et l'écurie - porcherie. On n'a pas ajouté de hangar. Chacune des travées communique avec l'extérieur au moyen d'une porte. Les principales ouvertures, baies et portes, ont été pratiquées dans la façade sud, elles donnent sur une cour rectangulaire perpendiculairement au chemin d'accès qui longe le mur pignon arrière de la maison.

    La date précise de la construction de la ferme n'est pas connue, cependant, en se référant à la forme des linteaux de la porte et des fenêtres du logis, on peut la situer à la fin du XVlIlème siècle, ou mieux encore au début du XIXème siècle. Le bâtiment n'a pas subi de transformations importantes. La plus remarquable a consisté à le prolonger de 4.50 m vers l'ouest pour gagner l'espace nécessaire à l'aménagement de l'écurie. Lors de cette opération, on a créé deux nouvelles fenêtres qui ont été pourvues de linteaux de réemploi comportant chacun une inscription sculptée en relief dans un cartouche horizontal. Dans le premier on peut lire la date 1762, dans le second les initiales G. B. M. B. Les deux pièces semblent provenir d'un même liteau de porte coupé en deux au moment du réemploi. La date mentionnée s'accorde avec l'époque du défrichage du Hang, donc aurait pu appartenir à la première ferme édifiée à cet endroit par l'ancêtre de la famille BAËCHER, ainsi que le laissent supposer les initiales.
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    PLAN DU REZ-DE-CHAUSSEE ET DU PREMIER ETAGE.

    Ce plan a été établi en  1979 par Mr Maurice PINKELE,
    architecte ENSAIS à La BROQUE, qui nous l'a aimablement communiqué.
      
    Le logis vu du nord-est. A remarquer, les bardeaux qui subsistent sur le pignon.
     

    Le Logis

    Comme dans beaucoup de fermes vosgiennes, le logis occupe plus du tiers du bâtiment. Il est réparti sur deux étages. L'essentiel de la lumière lui est fourni par neuf fenêtres pratiquées dans le mur gouttereau sud, de part et d'autre de la porte d'entrée principale. Toutes ces ouvertures sont équipées d'un entourage en grès taillé. Les linteaux de la porte et des fenêtres sont ornés du traditionnel délardement en arc segmentaire. Les linteaux des trois baies situées au-dessus et à l'ouest de la porte présentent un arc irrégulier, preuve qu'elles sont postérieures aux autres et datent de l'époque où l'habitation, qui s'arrêtait primitivement au couloir, a été agrandie au détriment de la grange. Autrefois les fenêtres du rez-de-chaussée étaient munies de volets.

    Bien qu'il soit exposé au soleil levant, le mur pignon est n'a reçu que deux ouvertures: la porte du débarras au rez-de-chaussée et la fenêtre éclairant le corridor au premier étage. Dans le mur pignon nord, on a aménagé la porte arrière de la cuisine et la fenêtre de l'évier, une lucarne pour le débarras du four à pain, ainsi qu'une seconde porte et une lucarne donnant sur le grand débarras aménagé au fond du couloir. Au premier étage, deux fenêtres donnent le jour à une grande chambre. Les linteaux de toutes ces baies sont droits et sans le moindre ornement.
    Façade sud du logis. La porte d'entrée de la cave sous la deuxième fenêtre
    à partir de la droite  est totalement cachée par la végétation.



    L'aménagement intérieur
    a) Le rez-de-chaussée


    Traditionnellement le rez-de-chaussée abrite au moins trois pièces d'habitation : cuisine, la salle de séjour et une chambre à coucher. La ferme BAËCHER-DELLENBACH respecte ce schéma.

    En pénétrant dans le long corridor dallé de grès par l'entrée principale du logis, en rencontre d'abord, à gauche, une porte donnant accès à la "salle de séjour d'hiver". Cette pièce rectangulaire de 2,5 m sur 5,5 m a été gagnée sur le volume de la grange après la construction de la maison. A l'origine, le corridor servait de transition entre les pièces d'habitation à droite et la grange à gauche. Mais, comme c'est souvent le cas dans les maisons vosgiennes, la nécessité de plus d'espace vital a obligé les fermiers à transgresser cette tradition. Une cheminée aménagée dans le mur de refend nord de la chambre permettait de la chauffer au moyen d'un poêle.

    En suivant le corridor, on rencontre ensuite une seconde porte qui s'ouvre à droite sur la "grande pièce", la salle de séjour habituelle de la famille. Ce local, le plus grand de l'habitation, fait 4,5 m sur 6,5 ; il était le seul autrefois à disposer d'un moyen de chauffage d'où le nom de "poêle" qu'on lui donnait  dans le parler vosgien. La "grande pièce" reçoit le jour de deux fenêtres percées dans le mur gouttereau sud. Elle ne communique qu'avec le corridor à l'ouest et à l'est, avec une chambre à coucher aussi longue qu'elle, mais large seulement de 2 m qui lui est contiguë. Cette chambre à coucher traditionnellement réservée au maître de maison, correspond à la "Kammer" des demeures alsaciennes de la plaine. Conformément à la tradition lorraine, cette pièce ne reçoit la lumière que d'une fenêtre ouverte dans la façade sud de la maison et non dans le mur pignon est. Ensuite le couloir débouche, à gauche, sur un passage conduisant à la grange. Un peu plus loin, à droite, on rencontre la porte formant l'escalier montant à l'étage, et enfin la porte d'accès à la cuisine. Dans le prolongement du couloir se trouve un local aux fonctions assez mal définies, une sorte de débarras gagné en partie sur la grange, en partie sur la cuisine. Primitivement le fond du couloir était occupé par la porte de la cuisine au niveau de l'escalier d'accès à l'étage. Du côté ouest, la cuisine a été réduite d'une largeur de 1,50 m, lors de l'aménagement du débarras. Aujourd'hui cette pièce dallée de grès comme le corridor, ne fait plus que 4,50 m, au lieu de 6 m, sur 5 m. Elle reçoit le jour d'une fenêtre aménagée au-dessus de l'évier, à côté de la porte d'entrée nord du logis. Six barreaux verticaux en interdisent le passage. Une canalisation alimentée par une source voisine fournissait l'eau à l'évier.
    Manteau de la cheminée de la cuisine  et gueule du four à pain.


    Le foyer a été aménagé sous un vaste manteau de cheminée dans l'angle sud-est de la cuisine. Les murs de refend plus épais qu'ailleurs sont en pierres et servent de pare-feu. Aujourd'hui la cuisinière en maçonnerie, aussi bien que le potager métallique qui lui a succédé, ont disparu. Dans la cheminée, on peut cependant encore voir les gros bâtons auxquels on suspendait la viande à fumer. Deux niches pratiquées dans le mur de refend central servaient à l'alimentation du poêle chauffant la grande salle de séjour. Lorsque le vieux poêle à plaques fut remplace par un appareil de chauffage moderne, on mura les deux niches, mais comme dans le passé, le tuyau du poêle continua à déverser sa fumée dans la cheminée de la cuisine. Dans l'épais mur de refend est s'ouvre la gueule cintrée du four à pain qu'abrite un petit débarras aménagé à l'est de la cuisine. Ce dernier local reçoit la lumière d'une lucarne pratiquée dans le mur gouttereau nord. Grâce à deux portes, elle communique à la fois avec la cuisine et l'extérieur, à l'est de la maison.
    Intérieur du conduit de la cheminée de la cuisine. 
    Les gros bâtons servaient à suspendre les pièces de lard à fumer.
     
    Arc de décharge et linteau portant la date difficilement lisible de 1762, à la lucarne de l'étable.
    Il s'agit très probablement d'un réemploi.
     

    b) Le premier étage

    Un large couloir longitudinal, éclairé par une fenêtre pratiquée dans le mur pignon est, sépare le premier étage en deux parties. Au sud, trois portes donnent accès à trois chambres séparées les unes des autres par deux cloisons de planches. La cloison qui séparait jadis les deux chambres du nord a disparu. Ces deux pièces et le couloir profitaient l'hiver de la chaleur que rayonnait la cheminée de la cuisine. Le mur de refend ouest séparant le premier étage du logis de la grange a été conservé dans son état original, à l'aplomb de la paroi ouest du corridor du rez-de-chaussée. Comme la chambre prévue au dessus de la salle de séjour d'hiver n'a jamais été construite, la cinquième fenêtre de l'étage éclaire aujourd'hui la grange.

    C) Le comble

    Le comble se subdivise en deux étages. Il est fermé à l'est par le pignon à pan de bois recouvert de bardeaux, à l'ouest une paroi à pan de bois sépare la partie basse du comble de la grange, alors que la partie haute reste ouverte. Le premier étage du comble reçoit la lumière d'une fenêtre aménagée dans le pignon est, il servait à l'entreposage des céréales comme l'atteste encore un massif coffre en bois resté en place. La partie supérieure du comble prolongeait le fenil.
               
                                                                                        Le toit de bardeaux couvrant le comble du logis

    d) Le toit

    Le toit de la ferme BAËCHER-DELLENBACH ne manque pas d'intérêt. En effet, sous une banale couverture de tuiles mécaniques (ou de tôle sur la petite croupe du pignon est) se cache un authentique toit de bardeaux en bois de sapin. Ces derniers reposent sur des cours de planches fixées longitudinalement sur les chevrons de la charpente.
    e) La cave

    Logée sous la grande pièce du rez-de-chaussée, la cave éclairée par deux soupiraux carrés est accessible depuis la cour sud au moyen d'un escalier situé à droite de la porte d'entrée principale du logis. Le linteau de la porte de la cave légèrement cintré date de la construction du bâtiment.

    f) La grange

    On accède à la grange du côté sud par un grand portail cintré orné d'un encadrement en grès taillé. Alors que souvent la distance séparant l'entrée de la grange de celle du logis est réduite au minimum, ici elle atteint trois mètres, ce qui a permis l'aménagement de la salle de séjour d'hiver. Le volume perdu par la grange au cours de cette opération a été largement compensé lors de la construction de l'écurie-porcherie par l'accroissement de volume du fenil. Ce dernier occupe au-dessus de l'étable et de l'écurie d'une part, de la salle de séjour-d'hiver et dans le haut du comble d'autre part, l'espace la plus important de la maison. Une lucarne au linteau cintré placée au-dessus de la porte de la grange ainsi que quatre autres de forme rectangulaire aménagées à une date plus tardive au-dessus des locaux destinés aux bestiaux assurent l'aération du fenil sur la façade sud de la ferme. Au nord, on n'a percé qu'un seul aérateur rectangulaire. Lorsque le bâtiment a été prolongé vers l'ouest, on a eu soin de pratiquer dans la nouvelle portion du mur gouttereau nord une seconde porte de grange donnant directement accès, grâce à un pont aujourd'hui disparu, à la "haute grange" c'est-à-dire au fenil. Pour exécuter cet aménagement, il a fallu briser la pente du toit. Le pignon ouest est droit. Une couche de plaques en 'éternit" le protège contre les intempéries.

    g) L'étable
    L'étable large de 6,55 m occupe la troisième travée du bâtiment. Ses dimensions n'ont pas varié depuis la construction de la ferme. A l'origine deux fenêtres l'éclairaient sur la façade sud, et une au nord. La troisième fenêtre ajoutée au sud possède le linteau millésimé. Un arc de décharge formé de deux plaques de grès posées en chevron en assure la protection. On accède à l'étable depuis la cour sud grâce à une porte au linteau légèrement cintrée.

    Deux portes intérieures mettent le local en communication avec la grange et l'écurie. Deux rangées de litières étaient disposées de part et d'autres d'une allée centrale. Les mangeoires sont encore en place le long des murs de refend. Le mur de refend ouest atteint une épaisseur de 58 cm, c'est l'ancien mur pignon arrière de la ferme.

    h) L'écurie et la porcherie

    Placée dans l'angle sud-ouest du bâtiment, l'écurie ne fait que 4 m de long sur 2,60 m de large. Elle n'était destinée à abriter qu'un seul cheval. L'écurie communique avec la cour sud au moyen d'une porte au linteau droit et reçoit le jour d'une lucarne qui lui est contigu. Dans le prolongement nord de l'écurie s'étend une vaste porcherie éclairée par trois fenêtres percées dans le mur pignon ouest. Une porte s'ouvrant dans le mur gouttereau nord permet de communiquer avec l'intérieur.
    La ferme BAËCHER-DELLENBACH cessa d'être exploitée vers 1950. Aujourd'hui les hautes herbes ont envahi la belle cour exposée au soleil de midi. Les fenêtres sans carreaux et les portes forcées battent au vent âpre des sommets. Les premières tuiles sont tombées du toit, prémices d'un automne fatal. Pourtant l'eau d'une source mystérieuse murmure toujours dans la cour. En elle chante l'âme d'une demeure qui refuse de mourir.

                                                                                          André DUBAIL.


    Le cercle de nos collaborateurs à notre revue s'est encore agrandi.  André BUBAIL, l'auteur de l'article ci-dessus, est professeur au lycée Charles de Gaulle de Baden-Baden. Cet alsacien, originaire du Sundgau, a déjà publié de nombreuses recherches sur l'architecture rurale de la France de l'Est, et notamment dans l'Annuaire de la Société d'Histoire du Val de Villé et dans l'Annuaire du Sundgau.

    En ce moment, il rédige un ouvrage sur la ligne de chemin de fer désaffectée Dannemarie - Pfetterhouse Purrentruy, en collaboration avec un ami suisse,  tout en poursuivant des enquêtes sur l'histoire locale.

    L'étude fouillée d'une ferme vosgienne typique, hélas en mauvais état, a fourni à "L'ESSOR" de Schirmeck   l'heureuse occasion d'ouvrir ses colonnes à ce chercheur dynamique.


    Depuis la parution de cet article, la ferme BAËCHER-DELLENBACH a été rénovée…! Photos de Pascal 


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